"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

lundi 22 juin 2009

UN OUVRAGE MAJEUR

SUR UNE HISTOIRE OCCULTEE

L’insurrection de mai 1937 en Espagne est restée trop longtemps occultée ; Guillamon relativise justement cette insurrection : « à aucun moment, mai 37 n’a été une insurrection ouvrière offensive et décidée, elle a été défensive et sans objectifs » p.131). L’antifascisme triomphant et l’anarchisme complice de l’idéologie bourgeoise ont couvert chacun à leur manière les vrais enjeux de la révolution espagnole avortée. Il n’y en avait que pour l’héroïsme de la stalinienne pasionaria, la ministre anarchiste Montseny, Monsieur Malraux et ses aéronefs, le méchant Franco et ses soudards. Vers la fin des années 1960, nous n’étions que quelques uns à nous interroger et à vouloir en savoir plus. Il y avait trois fois rien sur « la face cachée de la révolution espagnole », chez les trotskiens Broué et son collègue Témine. On fût heureux que les éditions 10-18 éditent coup sur coup Vernon Richards et Georges Orwell, puis il y eu l’ouvrage de Chazé chez Spartacus. La circulation de photocopies de la revue des communistes italiens en exil en Belgique, Bilan, fût parallèlement un éclaircissement majeur dans le petit milieu, surtout à l’instigation du CCI. Seuls quelques petits groupes révolutionnaires comme Révolution Internationale et le FOR faisaient l’effort de sortir de l’oubli le courageux combat des ouvriers espagnols. Puis le silence est retombé pour le public. Ouvrages de bourgeois et émissions de télévision d’Etat persistèrent à squizzer l’événement.

Agustin Guillamon, fils de ces familles de prolétaires militants victimes de l’Etat capitaliste espagnol, a accompli là une grande tâche d’historien, de vrai historien, ce « vengeur des peuples » comme disait Michelet. C’est donc avec un grand soulagement que nous avons accueilli la sortie de ce livre aux Cahiers Spartacus. Immédiatement, l’auteur nous plonge au cœur des événements et nous permet de comprendre toute les tactiques de la gauche de la bourgeoisie pour désarmer politiquement et physiquement les prolétaires. Nous sommes entraînés sur les barricades de Barcelone. Nous souffrons à l’annonce des massacres. Nous espérons avec les ouvriers espagnols et les militants les plus sincères d’une CNT faillie et avec les martyrs des Amis de Durruti et du POUM.

L’ouvrage détruit pas à pas la mystification antifasciste, opération préparatoire à l’embrigadement du prolétariat dans la deuxième boucherie mondiale. Les anarchistes des CNT actuelles et leur mouvance périphérique devront réviser leurs poncifs ou rester aux côtés des tueurs staliniens. Les anarchistes actuels ne sont pas seulement des adeptes du culte de l’ignorance mais ils restent encore plus stupides que les staliniens eux-mêmes qui ont commencé à vendre la mèche dès 1987 en France sans renier leurs sinistres antécédents. Dans les « Cahiers d’histoire de l’institut de recherches marxistes » (n°29 : L’Espagne au cœur), ils donnèrent, même de leur point de vue nationaliste raison aux grandes lignes des travaux de Guillamon. Un certain Antonio Elorza, dans l’article « La Catalogne, du Front populaire au communisme imaginaire » vend la mèche :

- « … les Fronts populaires constituent un moment décisif dans la constitution de politiques ouvrières à caractère national (sic) ».

- « D’abord, la guerre de 1936-39 sera présentée comme une nouvelle guerre d’indépendance nationale, où l’alliance des nazis, des fascistes et des militaires rebelles est considérée comme la réincarnation des envahisseurs de 1808. Quand, le 26 juillet 1938, la Pasionaria prend la parole lors d’un grand meeting au Vel d’Hiv’, elle le fait au nom de l’Espagne « héroïque et immortelle » qui « sait trouver en elle-même… l’amour de la liberté et de l’indépendance », en supportant « les dures attaques des Armées d’invasion ». Un langage qui assume des intérêts et même des traditions nationales et qu’on aurait difficilement pu entendre dans les années précédant le Front populaire » (sic)

- Intertitre : « Front populaire ou populisme antifasciste »…

- « Le pouvoir en Catalogne était toujours partagé : la Gauche catalane dans les institutions et la CNT dans les usines et les rues » ; le « front-populisme (…) est bloqué par la prédominance politique et syndicales qu’exercent le catalanisme petit bourgeois et la CNT anarcho-syndicaliste » (…) « il va se produire une succession d’affrontements progressifs qui se termineront en mai 1937, par une guerre civile à l’intérieur de la guerre civile, tout le contraire du front-populisme »

- « La Catalogne est un foyer de modernisation, consciente du déphasage – qui se concrétise dans l’opposition entre Barcelone et Madrid – mais qui, ni dans le domaine économique, ni dans le domaine culturel, ni bien évidemment dans le domaine politique ne parvient à entraîner derrière elle le reste de l’Espagne »

- Si le POUM avance un « communisme imaginaire », « ceux qui donnent priorité à la guerre (sont) les communistes staliniens » ;

- « Le Font populaire devient ainsi l’ennemi principal de la politique révolutionnaire », et de citer Andrés Nin : « la politique de Front populaire, en présentant le problème comme une lutte entre la démocratie bourgeoise et le fascisme, sème de funestes illusions dans les masses travailleuses et les dévie de leur mission historique, préparant par là-même la victoire du fascisme » ;

- Répétition d’Octobre 1917, l’instrument de la nouvelle révolution : « en serait le prolétariat révolutionnaire en armes qui, de cette manière, effacerait la « monstrueuse trahison » des « stalinistes » avec leur défense de la démocratie » (…) « Les affirmations de la propagande stalinienne sur les réseaux d’espionnage franquiste-trotskistes manquent encore aujourd’hui de preuves documentaires » (que le soutien aux tueurs du Guépéou s’accommode de circonvolutions bizarres !)

Ce salopard d’Elorza, dans sa défense honteuse du Partit Socialista Unificat de Catalunya, concluait lâchement son article de soutien aux tueurs staliniens, avec les mêmes accents patriotards de 14-18 contre les internationalistes : « Devant l’écroulement du pouvoir d’Etat, et la fragmentation complète de l’espace politique (Oh l’embellie sociologique !) , contrôler, bien armés, les sorties d’une ville ou pratiquer la chasse aux « factieux » comporte indubitablement moins de risques que de participer à une guerre » !

Mais, dans la même livraison, c’est l’interview de la vedette des historiens et des bourgeois français, canonisé par des rues à son nom en France – Henri Rol-Tanguy - que la vilenie stalinienne totalement acquise à la préparation à la guerre mondiale, s’évente elle-même :

- « Nous, commissaires politiques, nous n’étions que des commissaires de guerre, d’unités (…) un rôle politique certes, expliquer d’une façon claire, convaincante, quotidienne, pourquoi nous nous battions, le danger du fascisme international qui se manifestait d’une façon éclatante et sauvage en Espagne » ;

- « Nous étions les porte-paroles de la République, avec tout cet arrière-plan historique de la Révolution française, des batailles en Union soviétique, cela donnait un caractère très élevé à notre mission ».

Après avoir écarté d’un revers de manche le pacte coco-naze, Tanguy se vante de ce que son rôle de flic-commissaire en Espagne a été une bonne école pour la Résistance bourgeoise en France :

- « L’expérience est double : d’une part, être relativement à son aise dans une atmosphère de guerre. C’est quand même un monde à part. Etre transplanté d’un seul coup d’un climat de paix à un climat de guerre… il y a un équilibre à trouver. Le fait d’avoir été en Espagne, quand il a fallu commencer la Résistance, permettait de se sentir dans son élément ».

- « Notre motivation profonde, c’est que la bataille d’Espagne, c’était déjà la bataille de France » :

- « Nous n’étions pas aveugles. Nous étions des patriotes sincères et décidés à défendre notre pays » ;

- « Nous qui avions été en Espagne, nous avions bien vu que si le peuple espagnol avait pu se battre pendant 986 jours, c’était grâce à l’Union soviétique ».

Rien que pour son décryptage de la collaboration du stalinisme à la préparation de la nouvelle guerre mondiale, et en première ligne du PC français le plus voisin de l’Espagne meurtrie, l’ouvrage de Guillamon est à placer sur la tablette de la bibliothèque idéale du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Il faut considérer ici que les critiques qui vont suivre ne remette pas en cause cet apport fondamental.

UNE HISTOIRE TROP LOCALE…

Je suis absolument, quand les documents et les archives le permettent, pour une histoire locale des combats du prolétariat. Guillamon s’est situé dans cette optique, et on ne peut lui reprocher que de ne pas avoir réalisé un autre ouvrage replaçant la terrible guerre civile de 1936-1939 dans son cadre mondial.

Toutefois, le défaut d’une histoire locale est le risque de plongée immédiate dans l’événement sans qu’on distingue bien les protagonistes et de livrer une succession d’actions séquentielles sans lien avec la politique internationale de la bourgeoisie et ses incidences au même moment. Il incombait dans une introduction plus travaillée de se situer du point de vue du prolétariat international. La seule Catalogne n’est pas toute l’Espagne ni toute l’Europe ni le centre du monde. Il est étonnant qu’un aussi fin connaisseur (et propagandiste) des thèses de la revue Bilan ne nous ai pas livré une analyse du reflux général de la révolution mondiale, en évoquant 1923 en Allemagne, la victoire de l’idéologie du socialisme dans un seul pays, la répression en Chine du Kuomintang, l’éclatement du mouvement révolutionnaire européen en diverses oppositions, tendances et fractions dans une époque où le nazisme n’existait pas comme menace comparable au stalinisme.

Et surtout, il eût été plus incisif en critiquant le mot d’ordre démocrate et stalinien « des armes pour l’Espagne ». Il l’évoque néanmoins sans développer (cf. p.96 : le slogan omniprésent : « des armes au front »). Le problème de la révolution n’est pas en premier lieu un problème militaire mais d’extension de de coordination internationale d’actions de classe.

Je ne lui ferai pas l’injure de prétendre qu’il ignore le problème car tout son raisonnement démontre que le véritable soutien aux ouvriers espagnols ne passait pas par un soutien logistique militaire à la suite de quête aux usines en France ou d’aide logistique du gouvernement bourgeois français mais par un appel aux autres ouvriers européens à confronter leur propre bourgeoisie. Tâche ardue (et assez imaginaire comme l’a dit le stalinien Elorza) car le Front populaire français concédait gentiment des réformettes au même moment aux ouvriers français, car les prolétariats allemand et italien étaient déjà muselés par le nazisme et le fascisme.

Au regard de la défaite croissante du prolétariat international, ces histoires de barricades (qui enchanteront lecteurs anars et émeutiers) sont secondaires. Le rôle délétère et obscurcissant des brigades internationales aurait dû aussi être dénoncé. Ces prolétaires naïfs accourus pour soutenir la « révolution espagnole » furent eux aussi rapidement « militarisés » eux aussi pour un combat qui n’avait plus rien à voir avec la révolution universelle du prolétariat ; et ils servirent surtout à faire croire à l’illusion d’une nouvelle « révolution internationale ».

L’histoire trop locale a aussi le défaut de ne pas tirer les leçons de ce qui avait été tranché ailleurs. Le syndicalisme n’avait pas attendu la guerre d’Espagne pour trahir. Evidemment il n’exista pas un parti de l’ampleur du KAPD pour répercuter ces leçons, et, concédons que la classe ouvrière – au niveau culturel et informatif – n’était pas assez « mondialisée » pour agir contre les fonctionnaires de l’UGT et de la CNT. Le prolétariat connu ainsi sa trahison d’août 1914 à retardement, étant donné que l’aura syndicaliste de la CNT y était équivalente aux illusions comparables des masses allemandes sur la social-démocratie.

On ne peut tout dire sur un tel sujet, m’objectera l’auteur, tellement il est vaste. Certes, et comme l’historien Benassar, il a le mérite de remarquer au passage les facteurs d’arriération encore présent chez le jeune prolétariat-paysan espagnol (cf. l’acharnement sur les cadavres, p.42). Son histoire locale avec la fourniture des documents impitoyables sur la collaboration criminelle des ministres anarchistes et staliniens rachète ce manque de recul international. Il démontre avec concision et justesse non seulement comment la gauche catalane (en totale complicité avec Madrid) a préparé la guerre mondiale mais comment elle empêcha toute destruction de l’Etat bourgeois. Ses réflexions ponctuelles sont sans appel pour l’anarchisme félon : « L’idéologie de l’unité antifasciste fut le pire ennemi de la révolution, et le meilleur allié de la bourgeoise » ; « Le fonctionnement de la CNT fut pyramidal et quasi-léniniste ; une petite avant-garde débattait et décidait de tout, sans qui puisse surgir, ce qui est plus grave encore, des tendances capables de s’organiser autour d’un programme et d’une direction propre contre la majorité, puisque formellement, il s’agissait d’une organisation syndicale, unitaire et horizontale » ;

- « Les décrets signés le 24 octobre sur la militarisation des milices à partir du 1er novembre et celui sur la collectivisation complètent également le bilan désastreux du CCMA (comité central des milices) car ils représentent le passage de milices ouvrières de volontaires révolutionnaires à une armée bourgeoise classique, soumise au Code de justice militaire monarchiste, dirigée par la Généralité ; le passage enfin des expropriations et du contrôle ouvrier des usines à une économie centralisée, contrôlée et dirigée par la même Généralité »

On peut savoir gré à Guillamon de mettre à bas la mythologie autour des Amis de Durruti , ni brillants théoriciens ni bons organisateurs: « Les Amis de Durruti ne visèrent à aucun moment à déborder la direction confédérale. Ils se limitèrent à critiquer durement ses dirigeants et leur politique de « trahison » de la révolution » (p.132). Ils se sont approchés néanmoins, selon lui, de la conception du parti marxiste sous la notion de « junte révolutionnaire » nécessaire pour exercer une indispensable « dictature du prolétariat » ; ce qui est formellement contesté par Robert Camoin dans sa revue Présence Marxiste n°73 où il accuse Guillamon d’être « focalisé sur sa chère Catalogne et n’en dépasse pas l’horizon limité » ainsi que les confusions du maître à penser de celui-ci, Grandizio Munis. R.Camoin est toujours à la recherche du pur parti historique qu’on n’atteint jamais et reste sourd aux potentialités des expériences parce qu’elles sont toujours imparfaites à son gré. Il serait plus pénétrant s’il reconnaissait que les Amis de Durruti se sont laissés embringuer eux aussi dans la théorie de la « guerre révolutionnaire » obsolète qui signifie implacablement soumission au front bourgeois.

Guillamon ne nie pas l’indécision et la faiblesse politique des Amis de Durruti, qui sonnent, avec tout le mérite de leur courage et de leurs limites politiques, la fin des théories anarchistes : « La « révolution » espagnole fût la tombe de l’anarchisme comme organisation et comme théorie révolutionnaire du prolétariat » (p.148).

Enfin, je noterai, sans acrimonie, une dernière faiblesse de Guillamon en la possibilité de la transformation des comités révolutionnaires espagnols hétéroclites en Conseils ouvriers sur les directives d’un parti plus avancé, en me félicitant qu’il défende justement la thèse (luxemburgiste et KApédiste qu’un parti ne peut pas se substituer à la classe ouvrière dans la prise du pouvoir). Or, les Conseils ouvriers ne peuvent apparaître qu’au début d’une vague révolutionnaire mondiale et dans un contexte international favorable, ils ne peuvent apparaître pays par pays, ou à l’occasion d’une ultime lutte dans un pays secondaire industriellement, comme ce fut malheureusement le cas. Mais Guillamon rattrape toujours quelques unes de ses faiblesses sur le problème des conseils en réaffirmant justement en conclusion qu’ils ne sont pas la panacée : « L’idéologie conseilliste voit les conseils comme un but et non uniquement comme un moment du combat dans la transition au communisme ».

Au total, un livre qui suscite une saine et solide réflexion pour les révolutionnaires du monde entier, et que je tenais à saluer fraternellement ici.

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