"La suppression de la propriété privée... suppose, enfin, un processus universel d’appropriation qui repose nécessairement sur l’union universelle du prolétariat : elle suppose « une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même » et une « révolution qui (...) développera le caractère universel du prolétariat ».
Marx (L'idéologie allemande)

«Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir,
cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. »

Thucydide

vendredi 6 décembre 2013

MATTICK : de l’anarchisme émeutier au conseillisme de salon



Mon peu de prévenances à l’égard de la bio arrangée de Mattick – La révolution fût une belle aventure – (pub sur le site du caméléon NPA) s’est vérifiée après lecture de l’ouvrage. Ficelé tel que, il est idéal pour satisfaire le premier anar venu : de l’action, de la bagarre avec les flics, de la prison, des manifs monstres, du « radical » en veux-tu en voilà. Aucune prise de distance, pas d’introduction historique, des notes avec quelques à peu près ou des cachotteries ; pourquoi voiler que Ian Appel a participé à la résistance nationale en Hollande en 1945 ?[1] Une postface où les deux compilateurs associés : Jorge dit Charles Reeve[2], et la belle Laure Batier[3], se félicitent de leur paquet cadeau, magnifiant un Mattick acteur engagé, certes pas branleur intellectuel, mais sans aucune analyse critique de l’absence de « révolution allemande » ni du mouvement des chômeurs des années 1930 aux USA[4]. Le titrage est donc bien dû à notre couple compilateur, « belle aventure » en effet que l’accouplement de l’anarchisme et du conseillisme, qui accouche du petit satisfecit  de « reconstruction de la mémoire »… libertaire et radical-campus-USA ?

La préface est typiquement amerloque se focalisant sur l’individu « acteur du mouvement ouvrier radical ». Le mot « radical », assez nunuche, sert depuis des décennies aux Etats Unis pour qualifier gauchisme, anarchisme, Joan Baez et compagnie ; et aussi à fourrer dans le même sac, pour les jeunes ignorantins, les meilleurs éléments issus de l’échec de la révolution en Europe dans les années 1920 et leur détermination « de classe » (prolétarienne bien sûr). Loin de moi la volonté de réduire l’importance de Paul Mattick. Comme homme, comme sociologue infatigable, comme ouvrier théoricien il reste au-dessus de la plupart des intellectuels de la gauche bourgeoise du XXe siècle, au-dessus des pitres de l’Ecole de Francfort[5] et évidemment des intellectuels nains du courant trotskien. Néanmoins sa contribution comme politique révolutionnaire reste moins marquante que celle en tant qu’économiste marxiste[6] « sans les bêtises de Marx » (dixit PM lui-même); le militant communiste a mué en sociologue dès les années 1930. Je noterai au passage ses lacunes politiques sans mépriser aucunement une trajectoire épatante à plus d’un titre et qu’aucun de nos grands piliers de la « gauche communiste » du courant maximaliste n’a égalé dans la durée, l’intensité, la notoriété et l’influence. Qui connaît Pannekoek, Canne Meyer, Appel, Perrone, Bordiga, Damen, Chirik, Chazé, Laugier, etc. Mattick par contre est connu et publié dans le monde entier. Ce qui n’est pas non plus une référence, les échotiers comme nos compilateurs se contentant d’en rester à l’étude du personnage en tant que brillant autodidacte et de son  parcours vers la voie de garage de la sociologie germanopratine sans s’intéresser aux courants "germano-hollandais" dont il a été le produit.
Le texte en première partie de Mattick lui-même, pour autant qu’il ait été en partie réécrit ou rapetassé, est passionnant depuis la misère de son enfance à son émigration aux States, mais le questionnaire qui suit, dirigé par un crétin nommé Michael Buckmiller – qui pose des questions filandreuses, hors sujet ou simplement bêtes – affaiblit l’ensemble, même si lorsque les questions deviennent vraiment stupides Mattick y répond ultra brièvement ou laconiquement. Egrenons plutôt ce que nous permet d’interroger l’Histoire à travers cette chronique vivante et sans langue de bois du parcours de Mattick.

1.      Une approche désillusionnée de la tentative de révolution en Allemagne :

Tout le milieu maximaliste, sans parler des gauchos bolcheviques demeurés, a longtemps vivoté dans un culte des émeutes révolutionnaires dans l’Allemagne dont le prolétariat met fin (provisoirement) à la guerre mondiale. Hauts faits d’armes, occupation du journal social-démocrate, barricades avec mitrailleuses et super et exemplaires « conseils ouvriers », sans oublier la sainte martyre Rosa Luxemburg. Mattick est tout jeune alors, encore ado. Comme toute jeunesse en temps de révolution il veut s’impliquer. Las les vieux ouvriers des Conseils les daubent les morveux, et sont du genre père la morale, ça sent à plein nez le syndicaliste recyclé.
L’ado vit évidemment la tentative de renversement de la bourgeoisie allemande comme une « aventure » et c’est en effet une aventure. Les émeutes incessantes, dispersées, les grèves qui n’arrivent pas à se coordonner ont quelque chose d’anarchiste. D’accord avec Lénine pour conspuer parlements et syndicats les « jeunes  socialistes» plutôt infantiles, n’en ont pas pour autant une activité de classe mais se réjouissent plutôt de passer leur temps à « exproprier » armes à la main, à cambrioler. Pire ils restent coupés des ouvriers[7]. L’action illégale sans queue ni tête leur aliène même la masse de ceux-ci. Le jeune Mattick même dans ses stages dans diverses usines semble à part, toujours plus partant pour faire le coup de feu que pour favoriser les discussions en AG ; il semble même considérer les ouvriers comme des moutons. Or les vieux ouvriers ont encore une conscience social-démocrate et ils viennent de subir une guerre mondiale, ils voudraient respirer ; les bagarres de rue, les coups de main armés les lassent vite. Plongé dans l’action le jeune Mattick ne voit pas les immobilités de classe, les conditions objectives et subjectives. Il veut foncer et se casse le nez, réchappe de plusieurs fusillades. Il « fait de l’agitation » très léniniste auprès des ouvriers des petites villes, qui s’en tapent. Le KPD n’est pas simplement un méchant parti contre-révolutionnaire il reflète aussi l’absence de volonté d’engagement et de « casse-pipe » de la part de la majorité des ouvriers ; les évènements ont un aspect mécanique et très militaire ; Léo Jogisches autrement mûr parla d’une « révolution de soldats ». La réflexion a peu de prise dans les combats de rue échevelés[8].
Le putschisme du KAPD est à la mode, et suicidaire. Et Rosa Luxemburg comme nombre de dirigeants SD a une bonniche. Les membres de l’organisation AAUE, anti-parti, sont surtout des intellectuels conseillistes coupés des masses…
Mattick conclut pourtant bien sur la pusillanimité de sa participation à la soit disant « révolution allemande » : « Désormais, c’en était fini de ma vie d’aventurier de voleur et de baroudeur ». Tournez la page.

2.      UN MOUVEMENT DES CHOMEURS AMERICAINS PAS TRES REVOLUTIONNAIRE

Lorsque notre anarchiste « anticapitaliste » (nos compilateurs reprennent le terme gauchiste à la mode en 2013) atterrit chez les syndicalistes « radicaux » des IWW, le niveau de discussion est si bas que cela l’incline à « vraiment étudier le marxisme «  (p.85). Mattick n’est pas attiré par la fraction du parti des juifs newyorkais, que Lénine choisit comme ses officiels, mais devient de plus en plus anti-parti depuis la ville provinciale où il travaille. Il délaisse peu à peu l’activisme syndical creux pour étudier les textes de Grossmann sur la baisse tendancielle du taux de profit, analyse classique reprise à Marx. Il s’oriente de plus en plus vers une activité d’écrivain éditorialiste de revues, preuve de son complet revirement face à son activisme effréné et anarchisant de jeunesse. L’ébullition de la vague révolutionnaire en Europe qui avait échauffé les jeunes cervelles des émigrés est non seulement éloignée mais refroidie. Mattick est plongé dans de nombreuses rencontres et discussions dont il n’a pas seul l’initiative même s’il tend à tirer la couverture à lui avec la souvenance toujours très subjective. Le mouvement des chômeurs des années 30 surprend d’abord les demi-intellectuels comme Mattick ; ils ne savent pas comment s’y prendre d’autant plus que les ouvriers restent enfermés dans leur syndicalisme de corporation (ça n’a pas changé aujourd’hui) et que les chômeurs ont plus envie de manger que de discutailler politique. Il apparaît des idées formidables pour casser le corporatisme et la séparation, par ex des groupes de chômeurs vont faire les piquets de grève. Très ponctuel et pas généralisable. Mais à force de défendre l’idée de combat "indépendant" chacun reste dans son coin. Mattick et ses amis font la politique de la carpette par anti-léninisme (disons primaire) et résultat ils se coupent de toute activité sérieuse « de parti » pour influer sur le mouvement comme le confesse lamentablement le quadra émigré : « Nous ne faisions pas de propagande pour notre groupe ; nous nous limitions à organiser des discussions politiques ». Et de se casser les dents sur les limites des chômeurs girouettes face aux PS et PC: « Les chômeurs identifiaient leur phraséologie avec leurs propres nécessités leurs propres besoins ». Le sociologue lointain a déjà pris le pas sur le militant "partie prenante".

Nos conseillistes américanisés font ensuite front commun avec les démocrates socialistes et les trotskiens d’époque face au petit parti stalinien de New York pour « laisser le mouvement se développer sous la responsabilité des chômeurs eux-mêmes ». Bernique voilà le welfare state en 1934 qui récupère toute la protestation des sans travail et Mattick en est réduit à l’imparfait du subjectif !
Par la suite nos conseillistes américains sont tellement anti-stalinistes qu’ils ne risquèrent pas d’être inquiétés ni renvoyés en Allemagne par la police d’Etat. Ils ne sont pas dangereux avec leur théorie anti-parti comme de nos jours leurs héritiers spontanéistes de salon.
Mattick révèle en plus face à l’andouille qui l’interroge qu’il sera resté un marginal face à la classe ouvrière. Sa théorie nunuche de l’ancien et du nouveau mouvement aura façonné une ribambelle d’impatients universitaires prompts à dénigrer ce qu’ils avaient adoré la veille et ces petits profs « modernistes » parisiens minables, sans cacher un certain mépris (cf. « les ouvriers américains des enfoirés »).
Avec son bla-bla sur l’intégration ouvrière le senior Mattick n’aura pas compris que le confort consumériste restait PROVISOIRE dans la crise capitaliste. Par contre sa critique de marasme, de la crédulité et de la bêtise des intellectuels professionnels est toute d’actualité et de vérité.
Malgré ses carences et faiblesses politiques – il est inconcevable de prétendre que ce que Marx a écrit d’intéressant n’est que la partie économique – il est capable voir la mutation interne de la classe ouvrière moderne, et qui n’en change pas la nature révolutionnaire au contraire : « Je suis convaincu que ce système ne peut pas exister éternellement. Je suis convaincu, en outre, que la révolution doit être faite par les travailleurs, dont une grande partie est composée de techniciens et d’intellectuels qui se trouvent aujourd’hui prolétarisés. Jamais dans l’histoire du capitalisme la classe ouvrière n’a représenté une force aussi grande qu’en ce moment, et particulièrement en Amérique où toute l’agriculture fonctionne avec des ouvriers et non plus avec des paysans indépendants. » (p.52.53).

Cet état d’esprit n’a rien à voir avec les salades du petit anarchiste Jorge qui milite en salon « pour la redécouverte des idées de l’anarchisme et des courants antiautoritaires du marxisme » + « tout comme l’expérience passée des conseils ouvriers ». Du vent quoi ! On compile interviews et racontars. Quand on se contente du sensationnel de « l’aventurier Mattick » de ses carapates de jeunesse et de son intronisation sociologique chez Gallimard, sans être capable d’analyser les failles des années 20 et les illusions des années 30. On peut faire de l’épate éditoriale pour le milieu anar et gauchiste décomposé mais on est inutile à une réflexion en profondeur pour la révolution aujourd’hui.








[1] Note 53 page 53. Appel le raconte lui-même dans sa biographie que j’ai traduite en français, voir sur le site Smolny.
[2] Les portugais se donnent des noms américains pour faire « important ».
[3] ex-CCI ?.
[4] En guest star on note aussi la collaboration du fils de M.Chirik, élégant intellectuel de salon conseilliste, très peu « radical » comparé à son auguste père.
[5] Excepté Marcuse, dont il fut l’ami, et qui reste injustement fustigé en milieu maximaliste et soixantehuitards comme l’auteur du livre « révisionniste » contre la théorie de l’ouvrier révolutionnaire – L’homme unidimensionnel – oubliant ses anciens textes, notamment sur la nature du nazisme, jugés si dérangeants qu’ils ne sont pas traduits en français, malgré mes efforts...
[6] Ses héritiers sur ce plan sont depuis très longtemps les camarades du cercle Robin Goodfellow qui ont repris dès leur jeune âge lycéen  la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit des Marx/Grossmann/Mattick contre les « décadencistes » luxembourgistes ! Sur le fond les deux théories ne sont pas finalement antinomiques, malgré des polémiques à couteaux tirés, et reposent sur le même « catastrophisme » marxiste, qui se vérifie amplement de nos jours. Jusqu’à la fin de sa vie au début des années 1980, il y a trente ans donc Mattick voyait clair.
[7] Il ne vient pas à l’idée de notre couple compilateur de conte pour enfant anarchiste que ces pratiques avient tout pour défigurer l’idée de révolution et faire fuir les ouvriers matures. Cela aurait demandé une analyse fatigante et peu glorieuse en termes de raisonnement sur les vraies conditions d’une révolution « adulte » !
[8] Page 70 le jeune Mattick qui devait participer à une action armée suicidaire est mis à la raison par un vieil homme, et sauve sa peau.

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